RAPPORT DE PILATE
Document ancien et intéressant trouvé au Vatican à
Rome et qui serait l'original du rapport de Pilate, gouverneur romain de la
Judée, à l'empereur Tibère César expliquant les causes qui provoquèrent le tumulte
à Jérusalem en même temps que la mort de Jésus de Nazareth.
Le public doit au zèle d'un pasteur chrétien du nom
de W.'D.' Mahan, la
connaissance de cet intéressant document ainsi que sa traduction en langue
anglaise. M. Mahan en avait entendu parler par
un savant allemand qui avait passé plusieurs années à rechercher des curiosités
dans l'immense bibliothèque du Vatican à Rome. Le professeur allemand n'avait
pas considéré le manuscrit comme suffisamment digne d'intérêt pour en prendre
une copie, mais quelques années plus tard, il en avait parlé au pasteur
susnommé. Ce dernier fut très intéressé par ce qui lui était raconté et,
finalement, il écrivit à son ami, le professeur, rentré en Westphalie sur ces
entrefaites. Il lui demanda d'écrire au Père Freelinhusen,
gardien Chef du Vatican, avec lequel il était intime, pour obtenir de lui une
traduction anglaise du manuscrit en question. M. Mahan
eut enfin satisfaction, moyennant soixante douze dollars quarante-quatre cents
(environ 57 euros à l'époque).
Ceux qui ont procuré cette traduction nous sont
inconnus, mais les circonstances ne permettent pas de discuter les faits. Quant
à savoir si, oui ou non, le manuscrit du Vatican est ce qu'il prétend être,
chacun en jugera par lui-même. Il est certain que le récit ne contredit pas,
mais corrobore pleinement ce qui nous est rapporté dans la Bible par les
apôtres.
Nous donnons ci-dessous la traduction du contenu de
la lettre attribuée à Pilate :
A TIBERE CESAR,
Empereur
Noble
Souverain, salut !
Les
événements qui se sont déroulés ces derniers jours dans ma province ont revêtu
un tel caractère que je crois devoir t'en faire un rapport détaillé, car je ne
serais pas surpris si, dans le cours du temps, ils ne changeaient la destinée
de notre nation, parce qu'il semble que, depuis peu, les dieux ont cessé de
nous être propices. Je suis presque porté à dire : « Maudit soit le jour où j'ai succédé à Valère Gratien comme gouverneur de la Judée ».
A
mon arrivée à Jérusalem, je pris possession du prétoire et j'ordonnai qu'une
fête splendide fût préparée, à laquelle j'invitai le tétrarque de Galilée avec
le souverain sacrificateur et ses officiers. A l'heure fixée, aucun invité ne
vint. Ce fut là une insulte à ma dignité. Quelques jours après, le souverain
sacrificateur daigna me faire une visite. Son maintien était grave et décevant.
Il prétendit que sa religion lui défendait, ainsi qu'à ceux qui le touchaient
de près, de s'asseoir à la table des Romains et de participer à leurs
libations. Je pensais qu'il était bon d'accepter ses excuses, mais à dater de
ce moment, je fus convaincu que les vaincus s'étaient déclarés les ennemis du
vainqueur. Il me semble que, de toutes les villes conquises, Jérusalem est la
plus difficile à gouverner !
Le
peuple était si turbulent que je vivais toujours dans la crainte d'une
insurrection. Pour la réprimer, je n'avais qu'un centurion et une poignée de
soldats. Je demandai au gouverneur de Syrie de renforcer ma garnison, mais il
m'informa qu'il avait à peine assez de troupes pour défendre sa propre
province. La soif insatiable de conquêtes dans le but d'étendre notre empire
au-delà des moyens dont nous disposons pour le défendre sera, je le crains, un
moyen de provoquer le renversement de notre noble gouvernement.
Parmi
les diverses rumeurs qui vinrent à mes oreilles, une, en particulier, attira
mon attention. Un jeune homme, disait-on, était apparu en Galilée, prêchant
avec une noble onction une nouvelle loi, au nom des dieux qui l'avaient envoyé.
Tout d'abord, j'eus l'appréhension que son dessein était d'exciter le peuple
contre les Romains, mais mes craintes furent bientôt dissipées. Jésus de
Nazareth parlait comme un ami des Romains plutôt que des Juifs.
Un
jour, passant sur la place de Siloé où une grande foule était assemblée,
j'observai au milieu du groupe un jeune homme appuyé contre un arbre et parlant
calmement à la multitude. On me dit que c'était Jésus. Je m'en rendis facilement
compte, tant la différence était grande entre lui et ses auditeurs. Ses cheveux
et sa barbe couleur d'or donnaient à son visage un aspect céleste. Il
paraissait âgé d'environ 30 ans. Jamais je n'ai vu une attitude plus douce ou
plus sereine. Quel contraste entre lui et ses auditeurs, à la barbe noire et au
teint basané. Ne voulant pas l'interrompre par ma présence, je continuai ma
route, enjoignant à mon secrétaire de se mêler au groupe et d'écouter. Le nom
de mon secrétaire est Manlius. Il est le petit-fils
du chef des conspirateurs qui campaient en Etrurie, attendant Catilina. Manlius est un ancien habitant de la Judée, très au courant
de la langue hébraïque. Il m'est dévoué et il est digne de ma confiance. En rentrant
au prétoire, je trouvai Manlius qui me rapporta les
paroles que Jésus avait prononcées à Siloé. Je n'ai jamais entendu dans le
Portique, ni lu dans les œuvres des philosophes, quelque chose qui puisse être
comparé aux maximes de Jésus.
Un
des Juifs factieux, si nombreux à Jérusalem, lui ayant demandé s'il était juste
de payer le tribut à César, Jésus répondit: «
Rendez à César ce qui appartient à César, et à Dieu ce qui est à Dieu ».
C'est à cause de la sagesse de ses paroles que j'ai laissé une si grande
liberté au Nazaréen. J'aurais pu le faire arrêter et exiler dans le Pont, mais
cela eut été contraire à la justice qui a toujours caractérisé les Romains. Cet
homme n'était ni séditieux, ni rebelle et, à son insu, peut-être, j'étendis sur
lui ma protection. Il était libre d'agir, d'assembler le peuple et de lui
parler, de se choisir des disciples sans en être empêché par aucun mandat du
prétoire. S'il arrivait jamais (que les dieux en éloignent l'augure) s'il
arrivait jamais, dis-je, que la religion de nos pères fût supplantée par la
religion de Jésus, ce serait à cette noble tolérance que Rome devrait ses obsèques
prématurées ; tandis que moi, misérable créature, j'aurais été l'instrument de
ce que les chrétiens appellent la providence et nous la destinée.
Mais
cette liberté sans limite laissée à Jésus provoqua les Juifs ; non les pauvres,
mais les riches et les puissants. Il est vrai que Jésus était sévère pour ces derniers
et, selon moi, c'était là une raison politique pour ne pas contrôler la liberté
du Nazaréen. Il leur disait : «Scribes et
Pharisiens, vous êtes une race de vipères ; vous ressemblez à des sépulcres
blanchis». Une autre fois, il se moquait de l'aumône d'un orgueilleux publicain
en lui disant que la pite de la veuve était plus précieuse aux yeux de Dieu.
De
nouvelles plaintes parvenaient tous les jours au prétoire contre l'insolence
des Juifs. Je fus même informé que quelque malheur pourrait lui arriver, que ce
ne serait pas la première fois que Jérusalem lapiderait ceux qui se disaient
prophètes et que, si le prétoire refusait de faire justice, il en serait appelé
à César.
Toutefois,
ma conduite était approuvée par le Sénat et il me fut promis que la garnison
serait renforcée après que la guerre avec les Parthes serait terminée. Etant
trop faible pour réprimer une sédition, je résolus d'adopter une mesure par
laquelle je pourrais obtenir la tranquillité de la ville sans que, pour cela,
le prétoire fût sujet à des concessions humiliantes.
J'écrivis
à Jésus lui demandant un entretien au prétoire et il vint. Tu sais que du sang
espagnol mêlé de sang romain coule dans mes veines et que je suis incapable de
toute crainte ou de toute émotion puérile. Lorsque le Nazaréen fit son
apparition, je me promenais dans ma cour. Mes pieds semblèrent fixés au pavé de
marbre comme par une main de fer ; je tremblais sur mes membres comme un accusé
coupable, bien que le Nazaréen fût calme, calme comme l'innocence. Il s'approcha
de moi, puis s'arrêta et, par un signe, il sembla me dire : « Me voici». Je contemplai un moment
avec admiration et respect cet extraordinaire type d'homme. Un type d'homme
inconnu de nos nombreux peintres qui ont donné forme et figure à tous les dieux
et héros.
« Jésus »,
lui dis-je à la fin, et ma langue hésitait : «Jésus de Nazareth, je t'ai laissé pendant ces trois ans une grande
liberté de parole et je ne le regrette pas. Tes paroles sont celles d'un sage.
Je ne sais pas si tu as lu Socrate ou Platon, mais ce que je sais, c'est qu'il
y a dans tes discours une simplicité majestueuse qui t'élève fort au-dessus de
ces philosophes. L'empereur en est informé et, comme son humble représentant
dans cette contrée, je suis heureux de t'avoir laissé cette liberté de laquelle
tu te montres si digne.
Toutefois, je ne dois
pas te cacher que tes discours ont soulevé contre toi des ennemis puissants et
invétérés. Cela n'est pas surprenant. Socrate eut ses ennemis et il tomba
victime de leur haine. Les tiens sont doublement courroucés : contre toi, à
cause de tes discours et contre moi à cause de la liberté que je t'ai octroyée.
Ils vont même jusqu'à m'accuser d'être ligué indirectement avec toi dans le but
de priver les Hébreux du peu de pouvoir civil que Rome leur a laissé. Je te
demande donc (ce n'est pas un ordre) d'être à l'avenir plus circonspect et
moins porté à exaspérer l'orgueil de tes ennemis, de crainte qu'ils ne
soulèvent contre toi la populace stupide et ne m'obligent à employer les
instruments de la justice».
Le
Nazaréen répondit calmement : «Prince de
la terre, tes paroles ne procèdent pas de la vraie sagesse. Dis-tu au torrent :
Arrête-toi au milieu de la pente de la montagne, parce qu'il pourrait déraciner
les arbres de la vallée ? Le torrent te répondrait qu'il doit obéir aux lois du
Créateur. Dieu seul sait où va le torrent. En vérité, je te le dis, avant que
fleurisse la rose de Saron, le sang du Juste sera répandu. »
« Ton sang ne sera pas
répandu », répliquai-je avec émotion. « Je t'estime comme plus précieux, à
cause de ta sagesse, que tous les turbulents et orgueilleux pharisiens qui,
abusant de la liberté qui leur est laissée par les Romains, conspirent contre
César et interprètent notre bonté comme étant de la crainte. Misérables
insolents, ils ne savent pas que le loup des forêts se vêt parfois de la peau
des brebis. Je te protégerai contre eux. Mon palais de justice t'est ouvert
comme un asile».
Jésus
secoua nonchalamment la tête et dit avec grâce et un divin sourire : « Lorsque le jour sera venu, il n'y aura d'asile pour le Fils
de l'homme, ni sur la terre ni sous la terre. L'asile du Juste est là », et il
leva son doigt vers le ciel. « Ce qui est écrit dans les livres des prophètes
doit s'accomplir».
«Jeune homme»,
répondis-je avec douceur, « tu
m'obliges à changer ma requête en un ordre. La sécurité de la province qui a
été confiée à mes soins l'exige. Il faut que tu uses de modération dans tes
discours. N'enfreins pas mes ordres que tu connais. Mes vœux t'accompagnent !
Adieu !»
«Prince de la terre»,
répliqua Jésus, « je ne suis pas venu
apporter la guerre dans le monde, mais la paix, l'amour et la charité. Je suis
né le jour même où César Auguste donna la paix au monde romain. La persécution
ne vient pas de moi, je l'attends des autres et j'y ferai face en obéissant à
la volonté de mon Père qui m'a montré le chemin. Garde donc ta prudence
mondaine. Il n'est pas en ton pouvoir d'arrêter la victime au pied de l'autel
de l'expiation. »
Ayant
dit cela, il disparut comme une silhouette lumineuse derrière les courtines du
palais. Les ennemis de Jésus, afin d'exercer leur vengeance sur le Nazaréen,
s'adressèrent à Hérode, alors roi de Galilée. Si Hérode n'avait écouté que son
propre désir, il aurait donné immédiatement l'ordre de mettre Jésus à mort,
mais, bien qu'orgueilleux de sa dignité royale, il eut peur de commettre un
acte susceptible de diminuer son influence auprès du Sénat. Hérode m'appela un
jour au prétoire et, en se levant pour me quitter après quelque conversation
insignifiante, me demanda mon opinion sur le Nazaréen. Je répondis que Jésus me
paraissait être un de ces éminents philosophes que produisent parfois les
grandes nations, que ses doctrines n'étaient en rien sacrilèges et que l'intention
de Rome était de lui laisser la liberté de parole que ses actions justifiaient.
Hérode sourit malicieusement et, me saluant avec une attitude ironique, il partit.
La
grande fête des Juifs approchait et l'intention de leurs chefs religieux était
de profiter de l'allégresse populaire qui se manifeste toujours dans les
solennités d'une pâque. La ville débordait d'une populace tumultueuse poussant
des clameurs en demandant la mort du Nazaréen. Mes émissaires m'informèrent que
le trésor du temple avait été employé à corrompre le peuple. Le danger était
pressant. Un centurion romain avait été injurié. J'écrivis au préfet de Syrie
pour avoir une centaine de soldats à pied et autant de cavaliers. Il refusa. Je
me vis seul avec une poignée de vétérans au milieu d'une ville en rébellion,
trop faible pour réprimer le désordre et n'ayant d'autre alternative que de le
tolérer. La foule en révolte s'était saisie de Jésus et, sentant qu'il n'y
avait rien à craindre du prétoire, croyant avec leurs chefs que je fermais les
yeux sur leur sédition, ils continuèrent à vociférer : « Crucifie-le ! Crucifie-le !»
Trois
partis puissants s'étaient ligués contre Jésus : les hérodiens et les
sadducéens dont la conduite séditieuse semble provenir de deux motifs : leur
haine du Nazaréen et leur lassitude du joug romain. Ils ne pouvaient me
pardonner d'avoir fait mon entrée dans leur ville sainte avec des bannières
portant l'effigie de l'empereur romain. Bien que ce fût par ignorance que je
commis cette fatale erreur, le sacrilège, à leurs yeux, n'en était pas moins
grand. Ils gardaient aussi dans leur cœur un autre grief contre moi : j'avais
proposé d'employer une partie du trésor du temple à l'érection d'édifices
d'utilité publique, mais ma proposition avait été reçue d'un air renfrogné.
Les
pharisiens aussi étaient les ennemis avérés de Jésus et ils ne se souciaient
pas de notre gouvernement. Ils supportaient avec amertume les sévères réprimandes
que, pendant trois ans, le Nazaréen avait lancées contre eux partout où il
allait. Trop faibles et trop pusillanimes pour agir par eux-mêmes, ils embrassèrent
vite les querelles des hérodiens et des sadducéens. En dehors de ces trois
partis, j'avais à lutter contre la populace indifférente et dépravée, toujours
prête à se joindre à une sédition et à tirer profit du désordre et de la
confusion qui en résulte.
Jésus
fut traîné devant le souverain sacrificateur et condamné à mort. Ce fut alors
que Caïphe, le souverain sacrificateur, accomplit un acte de soumission dérisoire.
Il m'envoya son prisonnier pour que je prononce sa condamnation. Je lui
répondis que, Jésus étant Galiléen, l'affaire appartenait à la juridiction d'Hérode
et je lui donnai l'ordre de l'y envoyer. Ce rusé tétrarque faisant profession
d'humilité et protestant de sa déférence pour moi, le lieutenant de César,
remit le sort de cet homme entre mes mains. Bientôt, mon palais prit l'aspect
d'une ville assiégée. De moment en moment, le nombre des séditieux croissait.
Jérusalem était inondée par les foules descendant des montagnes de Nazareth.
Tout Juda semblait s'être répandu dans la ville sainte. Ma femme, une fille des
Gaules, prétendait lire l'avenir. Elle vint à moi en pleurant et, se jetant à
mes pieds, elle me dit : «Prends garde,
ne touche pas à cet homme, car il est saint. Je l'ai vu en vision la nuit dernière,
il marchait sur les eaux ; il fuyait sur les ailes du vent; il parlait à la
tempête et aux poissons du lac ; tout lui obéissait. Vois, le torrent du Cédron
roule du sang ! Les statues de César sont pleines des ordures des
gémonies ! Les colonnes de l'Intérium se sont
ébranlées et le soleil est voilé de deuil comme une vestale de la tombe !
Oh ! Pilate, le malheur t'attend si tu ne veux pas écouter les
supplications de ta femme ! Redoute la malédiction d'un sénat romain ; redoute
la puissance de César !»
Pendant
ce temps, l'escalier de marbre gémissait sous le poids de la multitude. Le
Nazaréen me fut amené. Je rentrai dans le prétoire, suivi de ma garde, et
demandai au peuple d'un ton sévère ce qu'il voulait : « La mort du Nazaréen !» répondirent-ils. « De quel crime l'accusez-vous ?» « Il
a blasphémé ! Il a prophétisé la ruine du temple ! Il s'appelle le
fils de Dieu, le Messie, le Roi des Juifs ! » « La justice
romaine, dis-je, ne punit pas de mort de telles offenses. »
« Crucifie-le ! Crucifie-le !» hurlait la foule implacable.
Les vociférations de la cohue furieuse remuaient le palais jusque dans ses
fondements. Un seul, le Nazaréen, paraissait calme au milieu de cette grande
multitude.
Après
plusieurs essais infructueux pour le protéger contre la fureur de ses
persécuteurs déchaînés, j'adoptai une mesure qui, dans le moment, me parut être
la seule capable de lui sauver la vie. Je donnai l'ordre qu'il fût battu de
verges ; puis, me faisant apporter une aiguière, je me lavai les mains en
présence de la multitude, manifestant ainsi ma désapprobation de leurs actes.
Mais ce fut en vain ; c'est à sa vie qu'en voulait la foule.
J'avais
souvent été témoin dans nos commotions civiles de la furieuse animosité de la
multitude, mais rien ne peut être comparé à ce que je vis à cette occasion. On
pourrait vraiment dire que tous les fantômes des régions infernales s'étaient
rassemblés à Jérusalem. La foule ne semblait pas marcher, elle était comme
portée, tourbillonnant et roulant en vagues vivantes depuis le portail du prétoire
jusqu'au mont de Sion, au milieu des hurlements, des cris et des vociférations
tels qu'on en a jamais entendus dans les séditions de la Pannonie ou dans le tumulte
du forum.
Par
degré, le jour devint sombre comme un crépuscule d'hiver, phénomène qu'on avait
déjà vu à la mort du grand Jules César qui avait eu lieu aussi vers les ides de
mars. Quant à moi, bien que toujours
gouverneur d'une province en rébellion, j'étais appuyé contre une
colonne de mon palais, contemplant dans la lugubre obscurité ces démons de la
torture conduisant à l'exécution l'innocent Nazaréen. Le désert s'était fait
autour de moi. Jérusalem avait vomi ses habitants par la porte des funérailles
qui mène aux gémonies. Un air de désolation et de tristesse m'enveloppait. Mes
gardes s'étaient joints aux cavaliers et le centurion, pour déployer un
semblant de pouvoir, s'efforçait de maintenir l'ordre. Je restai seul. Mon cœur
brisé m'avertissait que celui qui mourait en ce moment appartenait plutôt à
l'histoire des dieux qu'à celle d'un homme. Une forte clameur fut entendue venant
de Golgotha et, portée par le vent, elle semblait annoncer une agonie telle que
des oreilles mortelles n'en avaient jamais entendu. De sombres nuages
descendirent sur le pinacle du temple et, s'étendant sur la ville, la
recouvrirent comme d'un voile. Les signes qui furent vus dans le ciel et sur la
terre étaient tellement épouvantables que l'on rapporte que Denis, l'aréopagite,
s'est écrié : « L'auteur de la
nature est malade ou bien l'univers s'écroule ».
Vers
la première heure de la soirée, je jetai mon manteau autour de moi et
m'acheminai à travers la ville vers les portes de Golgotha. Le sacrifice était
consommé. La foule s'en retournait, encore agitée il est vrai, mais triste,
taciturne et désespérée. Ce dont ils avaient été témoins les avait frappés de
terreur et de remords. Je vis aussi passer tristement ma petite cohorte ; le
porte-étendard avait voilé son aigle en signe de douleur et j'entendis quelques-uns
des soldats qui murmuraient d'étranges paroles que je ne compris pas. Quelquefois,
des groupes d'hommes et de femmes s'arrêtaient et regardaient en arrière vers
la montagne du Calvaire, restant immobiles dans l'attente de quelque nouveau
prodige.
Je
revins au prétoire, triste et pensif. En montant l'escalier dont les marches
étaient encore tachées du sang du Nazaréen, j'aperçus un vieillard dans une attitude
suppliante et, derrière lui, plusieurs femmes en larmes. Il se jeta à mes pieds
et pleura amèrement. Il est pénible de voir un vieillard pleurer. «Père», lui dis-je doucement, « qui es-tu et que demandes-tu ? »
« Je suis Joseph d'Arimathée » répondit-il,
« et je viens à genoux te supplier de me permettre d'ensevelir Jésus de
Nazareth ».
« Ta prière est
exaucée » lui dis-je et au même moment j'ordonnai à Manlius de prendre des soldats pour surveiller
l'ensevelissement, de peur que des incidents ne se produisent.
Quelques
jours après, le sépulcre fut trouvé vide. Ses disciples publièrent dans tout le
pays que Jésus était ressuscité des morts comme il l'avait prédit.
Il
me restait un dernier devoir à accomplir, c'était de communiquer à l'empereur
ces déplorables événements. Je le fis, la nuit qui suivit la fatale catastrophe
et je terminai cette communication lorsque le jour commença à poindre. A cet instant
même, le son des clairons sonnant la diane frappa mes oreilles. Portant mes
yeux sur la porte de Césarée, j'aperçus une troupe de soldats et j'entendis à
une certaine distance d'autres trompettes sonnant la marche de César. C'était
le renfort de la garnison qui m'avait été promis, soit deux mille soldats
choisis qui, pour hâter leur arrivée, avaient marché toute la nuit. « Il était décrété par le destin»,
m'écriai-je les mains crispées, « que
cette grande iniquité s'accomplirait, que les troupes demandées pour éviter
l'acte d'hier n'arriveraient qu'aujourd'hui ! » Cruel destin, comme tu
te joues des affaires des mortels ! Elle n'était que trop vraie l'exclamation
du Nazaréen se tordant sur la croix :
«Tout est
accompli !».
AUTRE
LETTRE INTERESSANTE CONCERNANT JESUS
(de
f. Lentulo, proconsul de la Judée, à l’Empereur Tibère César).
A Tibère César, salut -
Voici Majesté la réponse que tu désirais. Il est apparu dans ces parages un
homme doué d'une puissance exceptionnelle, on l'appelle le Grand Prophète et
ses Disciples l'appellent Fils de Dieu. Son nom est Jésus. En vérité César, il ne se passe pas un jour que l'on
n'entende dire quelque chose de prodigieux accompli par ce Christ qui
ressuscite les morts, guérit toutes sortes d'infirmités, et surprend tout
Jérusalem par son extraordinaire doctrine. Il a une admirable physionomie,
empreinte de douceur et un aspect majestueux, de façon que tous ceux qui le
voient l'aiment et le craignent tout à la fois. On dit que son visage rosé avec
une barbe séparée au milieu, est d’une beauté incomparable et que personne ne
peut le fixer longtemps vu la splendeur de ses traits ; par ses yeux bleus, ses
cheveux blond cendré, il ressemble à sa mère qui a la plus belle, la plus
mélancolique figure que l'on ait jamais vue dans ces parages. Dans ses discours
concis, graves, indiscutables est l’expression de la plus pure vertu et d'un
savoir qui dépasse de beaucoup celui des plus grands savants. Quand il réprimande,
quand il corrige, il est formidable, mais quand il exhorte et qu'il enseigne il
est affable, persuasif, fascinant. Il marche pieds nus, nu-tête et, à le voir
de loin, beaucoup rient de lui, mais lorsqu'ils sont en sa présence ils
tremblent et s'étonnent. Personne ne le vit jamais rire, mais beaucoup l'ont vu
pleurer. Tous ceux qui ont eu recours à lui disent en avoir reçu des bienfaits
et de la santé. Je suis cependant entouré de méchants qui prétendent qu'il fait
tort à ta Majesté parce qu'il affirme publiquement que Roi et sujets sont tous
égaux devant Dieu. J'attends les ordres et tu seras promptement obéi. Vale.
P.
LENTULO
dépôt légal 2e trimestre 2005